Interview de Giulia Bonacci lors du festival Couleurs d’Éthiopie 2008 : Giulia Bonacci," Exodus ! L’histoire du retour des Rastafariens en Éthiopie"
Dans le cadre du Millénaire éthiopien organisé à Lyon, Giulia se prépare à sa conférence sur "Les Rastafariens et l’Éthiopie" ce samedi 9 février 2008 à 18h30 au centre culturel et de la vie associative de Villeurbanne.
Giulia est historienne, docteur en histoire de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (ehess, Paris) et vient de sortir le premier ouvrage en français sur le retour des rastas en Ethiopie.
Yogi : Tout d’abord, Giulia, est-ce que tu peux te présenter et aussi présenter ton ouvrage « Exodus ! L’histoire du retour des Rastafariens en Éthiopie » qui va sortir dans quelques jours, le 14 février 2008 ?
Giulia :" Je m’appelle Giulia "sista G" Bonacci, je viens de finir une thèse d’histoire à l’école des Hautes Etudes en Sciences Sociales, sous la direction d’Elikia M’Bokolo.
Cette thèse porte sur l’histoire du retour des Caribéens en Éthiopie et plus précisément du retour des Rastafariens à Shashamane en Éthiopie.
C’était donc un long travail de recherche qui m’a mené pendant huit années à travailler en Éthiopie, au Royaume-Uni, aux États-Unis et en Jamaïque.
J’ai travaillé avec plusieurs sortes d’archives : de la documentation ancienne, des correspondances, de la presse panafricaine…
J’ai fait également de longs entretiens avec de nombreux Caribéens qui se sont installés en Éthiopie.
Des entretiens durant lesquels ils ont raconté leur histoire et leurs parcours.
Finalement, toutes ces années de recherche ont porté leurs fruits quand j’ai réussi à écrire cette thèse. Grâce à l’intérêt d’un éditeur parisien, Bertil Scali et au soutien de Bruno Blum, j’ai pu l’adapter et la publier.
Le livre est sortie le 14 février 2008 en librairie."
Yogi : D’où te vient cet attrait pour ce qu’on appelle chez les Rastas le retour vers Sion / Zion ?
Giulia : "C’est à la fois une démarche personnelle, à caractère privé et spirituel et une démarche intellectuelle.
J’ai eu la chance de pouvoir voyager et de pouvoir étudier, et j’ai essayé de nouer ces études et l’apprentissage intellectuel que j’y faisais avec ce qui était important pour moi, personnellement.
C’était donc la quête de Dieu.
La quête d’une culture qui fasse sa place à Dieu, la quête du Dieu des Éthiopiens, comme l’avait appelé Marcus Garvey au début du 20ème siècle.
Donc, après avoir travaillé sur la littérature jamaïcaine puis sur les relations entre l’Église et l’État en Éthiopie, j’ai décidé de mettre ensemble tout ce qui me plaisait et de développer autour de cela un projet de recherche doctorale.
J’ai été pour la première fois en Éthiopie en l’an 2000, c’était une démarche à caractère privé, j’allais y faire mon pèlerinage. J’avais déjà commencé à apprendre l’amharique, j’allais donc essayer d’aiguiser mes capacités linguistiques auprès des habitants des hauts plateaux.
J’y suis retournée à plusieurs reprises par la suite. En tout, j’y ai vécu presque un an et demi, le temps de rassembler les informations que j’estimais nécessaires pour pouvoir écrire cette histoire du retour qui était jusqu’alors méconnue tant par les Jamaïcains, les Caribéens que par les Éthiopiens - sans parler des Européens !"
Yogi : Comment as-tu agencé ce livre « Exodus » ?Giulia : "C’est un gros livre car j’ai choisi de donner à lire l’intégralité de cette histoire, des informations et des analyses que j’ai écrites.
J’aurais pu faire un petit livre qui soit facilement lisible et consommable, mais j’ai choisi de faire un livre qui ressemble beaucoup à ma thèse de doctorat; qui soit érudit, soutenu, avec beaucoup de références.
C’est le premier ouvrage en français sur la question !
C’est un livre qui se développe en trois parties :
Dans la première partie, je parle des racines idéologiques et sociales du retour en Éthiopie.
J’essaye de comprendre d’où vient cette idée de retour en Afrique. Qui sont les gens des Amériques noires qui sont retournés en Afrique et comment le retour en Afrique a-t-il joué un rôle politique ?
J’essaye également de saisir les sources et les contours de cette idéologie que l’on appelle l’éthiopianisme.
Quelle est cette fascination pour l’Éthiopie qui s’est développée dans les Amériques noires, c’est-à-dire dans les sociétés issues de l’esclavage transatlantique ?
J’offre un regard sur l’éthiopianisme qui met en relation les États-unis, les Caraïbes et l’Afrique. Et je dresse une certaine image de cette Éthiopie imaginée et du rôle symbolique qu’elle avait.
Dans cette première partie, je parle aussi des prémices du retour à Shashamane. Des toutes premières personnes qui, dans les années 1950, sont arrivées pour s’installer sur ces terres données par l’empereur Hailé Sellassié I aux Noirs du monde pour les remercier de leur soutien pendant la guerre
italo-éthiopienne.
Et donc, je place les premiers arrivés à Shashemene dans l’histoire plus ancienne de ces Caribéens qui s’étaient déjà installés en Éthiopie mais plutôt à Addis-Abeba.
Le décor est ainsi dressé.
La deuxième partie de l’ouvrage traite du mouvement
rastafari et du retour en Éthiopie.
J’y présente en fait une autre histoire du
mouvement rasta.
Beaucoup d’anthropologues se sont penchés sur le mouvement rasta.
Ils réfléchissent sur les apparences, pourquoi les dreadlocks, le symbolisme du lion, etc.,qui sont des choses très intéressantes mais j’ai plutôt essayé d’approcher l’histoire du mouvement à travers des individus et des organisations.
Je raconte l’histoire de la Fédération Mondiale Éthiopienne, "Ethiopian World Federation", à qui ces terres ont été données en administration en 1950.
Je parle également de la naissance des Douze Tribus
d’Israël, "Twelve Tribes of Israel", la plus grande organisation rasta.
Ces deux organisations ont été structurées par l’histoire du retour en
Éthiopie et d’installation à Shashamane : c’était le principal objectif de
leur développement dans ces quarante dernières années.
Cette deuxième partie explore des trajectoires de différentes personnes qui ont fait la route depuis les Caraïbes jusqu’à Shashamane, seules ou en groupe.
Noel Dyer a même fait la
route à pied, de Londres jusqu’à
Shashemene où il est arrivé en 1964, un
exploit !
J’explique également, comment après quelques Caribéens
venus des États-Unis et des Jamaïcains, Shashamane a contribué à attirer des
gens d’horizons de plus en plus divers de toute les Caraïbes, des États-Unis et
d’Angleterre.
Pour finir, la troisième partie de l’ouvrage parle
des "vrais Éthiopiens " à Shashamane.
Là, je reviens sur ces terres
de Shashamane, des terres fertiles au creux de la vallée du Rift à 1900 mètres
d’altitude. Je reviens sur l’histoire foncière, l’histoire sociale, de cette
installation.
Comment les Caribéens se sont-ils installés ?
Comment se sont-ils entendus entre eux ?
Quelles relations ont-ils tissés avec les éthiopiens ?
Comment ont-ils traversé les bouleversements politiques de
l’Éthiopie ?
La révolution éthiopienne de 1974, le régime militaire de
1975-1991 ? Etc.…
Ce livre permet, en fait, de repenser la relation
panafricaine qui est tissée entre les Amériques noires et l’Éthiopie. J’essaye
de dresser un portrait le plus objectif possible, comme une historienne pourrait
le faire, tant des Rastas et des Caribéens que des Éthiopiens qui ont ensemble
noués leur destin autour des terres de Shashamane."
Yogi : Comment cela se passe t-il à Shashamane et combien de personnes y sont « revenues » ?
Giulia : "Les chiffres sont toujours un peu délicats. Aujourd’hui,
Shashamane est une des grandes villes secondaires de l’Éthiopie. C’est une ville qui a beaucoup grossi et qui est passée de 6000 à
100 000 habitants en quarante ans.
Ce sont tous des Éthiopiens, des migrants éthiopiens qui viennent des régions environnantes.
A la périphérie de cette ville, il y a les terres qui ont été données par l’empereur.
C’était donc un quartier rural il y a vingt ans, dix ans même, et c’est devenu aujourd’hui, en 2008, une des périphéries dynamiques de la ville. Dans cette périphérie dynamique vivent, je pense, autour de 500 à 600 personnes caribéennes, enfants de Caribéens ou de familles éthio-caribéennes. Donc, un petit nombre au regard de la ville de Shashamane même si on a vu ces dernières années se développer des installations de nombreuses familles à Addis Abeba et également dans des villes du nord comme Gondar.
Donc, peut-être, quelques milliers de Caribéens, de Rastafariens vivent en Éthiopie.
Un chiffre ténu comparé aux 70 millions d’Éthiopiens aujourd’hui.
Mais ce chiffre n’enlève rien à l’importance symbolique qu’à cette présence. Cette présence en Éthiopie, je pense, est ce qui légitime en grande partie l’existence du mouvement rasta aujourd’hui plus de trente ans après la chute de l’empire.
Une importance symbolique qui démontre que cette idée panafricaine qui cherchait à unir les Africains d’Afrique et les Africains du monde est encore vivante et mise en pratique par des gens."
Yogi : Ce sera ma dernière question, qu’est-ce que c’est pour toi d’être une femme rasta aujourd’hui?
Giulia : "Rastafari est un combat. Par rapport à nos aînés, nous sommes, dans l’ensemble, très privilégiés. Pour moi, c’est une découverte quotidienne, un apprentissage. Rastafari, c’est l’amour parfait.
Comme disent les rastas, « Perfect Love ».
C’est une merveilleuse aventure dans laquelle j’avance tous les jours avec le plus d’honnêteté vis à vis de moi-même, vis à vis de Jah, et vis à vis des autres. Sans prétention mais avec une grande force intérieure, c’est ça Rastafari."
Propos recueillis par Yogi à Lyon. Un grand merci à Samuel Malher et Gilbert.